CHAPITRE V Le corps et le langage Beatrix Fife “Bix” LE MAGNÉTOPHONE, en français 2019.04.11 Comme beaucoup de petites filles de mon âge, j’étais très intéressée par le ballet classique. Maman m’inscrivit à un cours de danse. Elle m’acheta un tutu rose pâle et une paire de collants couleur crème, que j’essayai dans le magasin, puis à la maison, devant la grande glace de la chambre de mes parents. J’en étais très fière. Quand j’étais allée un jour observer la classe avec maman, j’avais vu que les ballerines de la maîtresse de danse étaient grandes, usées et noires en dessous. Je pensai alors que les miennes deviendraient aussi sombres en dessous, tellement je danserais. J’avais regardé toutes ces petites filles avec leurs tutus roses et blancs. La musique était si belle et toutes bougeaient leurs jambes, leurs bras et leurs têtes en même temps, faisant les mêmes mouvements. Les miroirs multipliaient le nombre de bras, de têtes et de jambes. Toutes portaient des ballerines roses. J’avais hâte de commencer. C’était un monde nouveau pour moi. Je commençais à aimer tout ce qui était nouveau. Mes amis italiens et mes frères, avec lesquels je jouais aux billes, ne seraient pas avec moi, ce serait seulement mon monde à moi, ici dans ce nouveau pays. Je ferais les mêmes mouvements que les autres sur la même musique. Je pensais que je n’aurais même pas besoin de parler français, parce que je parlerais avec mon corps. Ainsi, je préparai mon tutu pour mon premier cours. Maman me coiffa, puis m’accompagna jusqu’à la porte du bâtiment. Elle n’avait pas le temps de rester avec moi et je pouvais très bien y aller toute seule. Il y avait un long couloir avec des bancs et des portes-manteaux de chaque côté. Au fond du couloir, la grande salle blanche aux miroirs m’attendait. J’enlevai un à un mes vêtements. J’avais posé mon tutu sur le banc. Il y avait d’autres petites filles qui se changeaient dans le couloir qui servait de vestiaire. Je venais d’enfiler mon collant quand, soudain j’entendis un gloussement et des rires. Je me retournai. Deux fillettes un peu plus grandes que moi me regardaient avec de gros yeux étonnés, en pouffant de rire, se tenant penchées l’une vers l’autre, parlant en français et en riant de moi. L’une d’elles prit un ton sévère et m’adressa la parole. Je ne compris rien. Elle me demandait quelque chose semblait-il parce qu’elle disait ‘pourquoi’ au début de la phrase. C’était le seul mot que je comprenais, ainsi que l’intonation de la phrase. Le « pourquoi » français me semblait plus dur que le « perchè » italien. Le ton de la voix descendait à la fin de la phrase, j’avais donc une notion de quelque chose qui n’allait pas. Je ne savais pas quoi répondre, parce que je ne comprenais pas la question. D’autres petites filles me regardaient maintenant. J’étais devenue le centre d’attention du couloir, mais ne savais pas pourquoi. L’une des deux grandes qui riait pointa son doigt sur le bas de mon ventre. J’étais debout, en collant, et je n’avais pas encore mis mon tutu. Je le regardai aussi, sans comprendre, ainsi que le bas du ventre des autres. Je remarquai alors que les petites filles avaient toutes gardé leur culotte sous leur collant. Moi je l’avais enlevée. J’étais donc différente. Je me demandais pourtant pourquoi je devais garder ma culotte pour danser. J’avais pensé être entièrement nue dans mon tutu pour danser devant les miroirs, au son de la musique. Pour moi, il se terminait de toute façon en forme de slip. Sous la pression, j’enlevai le collant, enfilai ma culotte puis mis mon tutu par-dessus, sous l’œil moqueur des autres enfants. Pourtant sans être d’accord, j’avais honte. J’avais les larmes aux yeux, mais je me détournai en les essuyant de ma main. La tête haute, j’entrai toute tremblante dans la grande salle blanche, dans mon beau tutu rose. Je me réfugiai ensuite dans la musique et dans les images de la glace, en essayant d’ignorer le regard des autres, sauf le professeur dont j’absorbais chaque mouvement et le ton de la voix. Maman vint me chercher et me demanda comment cela s’était passé. Je lui demandai calmement s’il fallait toujours garder sa culotte sous son tutu. Elle me répondit que oui, bien sûr. Cela me troubla. Elle aussi, comme les autres, pensait donc cela ! Je décidai de ne rien lui dire de ce qui s’était passé. C’était un secret de mon petit monde. Je continuai quelque temps à m’exprimer avec mon corps, dans le cours de danse, mais sans me faire d’amies. Puis, j’arrêtai le cours dès que je pus un peu mieux comprendre le français. Ma mère, ma petite soeur et moi visitant le château d’Azay-le-Rideau, un week-end. Mes poupées et moi. (CONTINUE LE MOIS PROCHAIN)