CHAPITRE Ⅶ SOLITUDE Beatrix Fife “Bix” LE MAGNÉTOPHONE, en français 2019.06.18 Dans notre deuxième maison, il y faisait plus clair. Ma chambre était aménagée dans l’ancienne cuisine du 1er. Elle avait de grands placards au mur et un petit lavabo. Papa l’avait peinte en rose. Je l’avais aidé à peindre les murs et les étagères . Je n’avais pas aussi peur que dans l’autre maison, mais je ne laissais pas mon bras ou mon pied pendre en dehors du lit, parce que quelque chose en-dessous, dans l’ombre, pouvait peut-être me mordre ou me toucher la nuit. J’avais jeté la moitié des choses, comme je le faisais toujours lors d’un déménagement, donnant aussi des choses à mon petit frère et à ma petite sœur, qui se partageaient une chambre au fond du couloir. Mon grand frère avait une chambre à lui. Je recommençais ma vie dans cette chambre rose. J’avais aussi un autre petit lieu à moi, dans le jardin de la maison. C’était chose nécessaire, un endroit à moi, pour expérimenter des choses, pour jouer, un petit espace entouré de quatre murs. Maintenant, ce n’était plus une tente, mais l’ancienne buanderie. Elle était grande, en pierre grise, avec plusieurs fenêtres à petits carreaux, et certains en étaient cassés. Je la partageais avec Maman parce qu’elle avait besoin d’y mettre des outils pour le jardin et des seaux pour le ménage. Dans le jardin derrière la buanderie se trouvaient des fleurs et des arbres, et au milieu, une petite pelouse. Il y avait un portail et un garage couvert de lierre. La maison aussi était couverte de lierre et celui-ci ressemblait un peu aux feuilles de vigne qui grimpaient sur les fils de fer et enveloppaient les raisins chez mon grand-père, à Rome. Mon frère, une voisine et moi dans les vignes de mon grand-père à Rome. Ma petite sœur avait trois ans. Elle portait toujours avec elle un sac rempli de toutes sortes de choses. Elle ne parlait pas beaucoup, mais elle riait, et elle était à la maternelle, pas très loin de chez nous. Nos jeux, à mes frères et à moi, étaient un peu difficiles pour elle qui était encore petite. Elle restait donc souvent avec Maman, dans la cuisine, ou bien elle jouait toute seule, avec le chien ou le chat. Elle portait mes anciens vêtements et ceux de mon petit frère, qui étaient trop petits pour nous. C’était l’automne, Maman nous accompagnait tous les jours en voiture à nos écoles respectives. Elle déposait Kikki en dernier, le matin, et la reprenait en premier, l’après-midi. Un après-midi, je sortis de l’école plus tôt que d’habitude et vis la Peugeot blanche garée au bord du trottoir en face de l’école. Pour une fois, Maman et moi, nous allions prendre ma petite soeur. Nous démarrâmes et arrivâmes près de son école. Maman me dit qu’elle allait acheter quelque chose au magasin et me demanda d’aller la chercher. Ce que je fis. Beaucoup d’enfants jouaient dans la cour. Des enfants couraient ensemble dans les cris et les rires. Je regardai à travers les barres du grillage, et cherchai des yeux ma sœur. Je l’aperçus. Elle était à côté d’un arbre, tenant son sac en plastique rempli de choses, seule. Mon cœur se serra très fort. Aucun autre enfant ne jouait avec elle. Elle touchait et semblait parler à l’arbre. Je sentis une douleur que je ne pouvais pas définir, au fond de moi. Était-ce parce qu’elle ne parlait pas encore bien le français ? Parce qu’elle était seule et ne jouait pas avec les autres ? Elle tournait autour de l’arbre, lentement, en le touchant de sa petite main. La sonnette de la fin des classes se fit entendre. C’est alors qu’elle me vit. Son visage s’illumina d’un grand sourire et elle se mit à courir vers moi qui étais près du portail qui s’ouvrait. Elle me mit sa petite main dans la mienne. En marchant vers la voiture, je lui demandai en norvégien pourquoi elle était à côté de l’arbre. ―C’est mon seul ami, me répondit-elle tout simplement, d’une voix claire, en norvégien. Ma petite soeur et moi quand elle avait un an. Mes deux frères, eux, avaient des amis dans leurs classes respectives, mais ce qui était pareil pour nous tous, peut-être encore plus pour ma petite soeur, c’était que nous avions aussi besoin d’être seuls, de temps en temps, de nous enfermer chacun dans notre monde, parce que tous les jours nous devions parler plusieurs langues. Être seul, c’était un repos intérieur, nécessaire physiquement, pour nous retrouver nous-mêmes, sans pression. Mon grand-frère fermait la porte de sa chambre à clé et écoutait de la musique très fort. Mon petit frère lisait livre sur livre, tout en concentration, sur son lit. Ma petite soeur parlait au chien ou au chat dans une langue imaginaire, un condensé de toutes nos langues. Sa solitude à l’école était-elle peut-être liée au fait qu’elle n’avait pas encore appris à parler le norvégien que déjà elle devait s’exprimer en français avec les autres enfants ? Beaucoup plus tard, j’appris qu’un enfant exposé à plusieurs langues les parle plus tard que les autres. Sans doute doit-il les structurer en lui, avant de les parler… À cette époque, je ne pensais pas à cela, seulement à protéger ma soeur. Dans ce nouveau lieu et cette nouvelle langue, chacun de mes frères et soeur portait son propre bagage de langues, chacun avait sa façon de réfléchir et de réagir, et chacun de façon très différente. Parfois les langues étaient comme des ponts qui nous reliaient aux autres et parfois elles étaient comme des murs très hauts dressés autour de chacun de nous. Le silence et la solitude étaient parfois nécessaires, et parfois inévitables.