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CHAPITRE 9 Chemins

Beatrix Fife “Bix”

2019.07.18

Maman, je l’aimais comme les enfants aiment leur maman.

Grâce à son soutien, je rencontrais de nouvelles personnes, je me faisais des amis. Elle était très autoritaire et elle nous parlait toujours en norvégien. Dans la voiture, au retour de l’école, nous devions parler norvégien avec elle pour raconter ce que nous avions fait, sinon elle faisait semblant de ne pas comprendre. Le ‘switch’ d’une langue à l’autre était sans merci, mais quand nous jouions entre nous, nous nous parlions dans toutes nos langues…

 

Papa et Maman avaient décidé d’avoir une langue commune dans la famille : le norvégien. Nous étions en France et donc l’école, les amis, faire les courses, aller chez le docteur, jouer de la musique, tout ce qui se passait avec les autres, était en français. Quand nous avions des invités ou des activités avec des personnes de la famille ou des amis d’Angleterre, c’était en anglais, d’Italie, c’était en italien, mais la règle était de parler une seule langue en famille avec Maman et Papa : le norvégien ainsi que de changer de langue selon les autres personnes qui étaient avec nous dans des lieux et des moments différents. Nous n’avions pas de problème avec cela, parce que c’était décidé et depuis toujours comme ça dans nos jeunes vies. Pour mes parents, c’était normal, parce qu’ils avaient grandi comme cela aussi.

 

Maman avait vécu en Norvège jusqu’à l’âge de 12 ans, puis en raison du travail de son père, elle avait déménagé avec sa famille en Angleterre, où son père travaillait déjà.

Elle nous faisait donc manger du bouillon d’avoine, le ‘groet’ norvégien, le samedi –, ce n’était heureusement pas tous les samedis, mais ses gaufres norvégiennes et ses gâteaux anglais, les muffins, les scones, le Christmas Pud de Noël étaient très bons. Et puis, parce que Papa venait d’Italie et que nous avions habité à Rome, Maman faisait les pâtes à l’italienne. Un goût précis des tomates et la consistance de la pâte étaient absolument essentielles. En France, nous mangions bien sûr aussi des plats, des salades, des quiches, des légumes et des fruits frais du marché, des yaourts et des tartes. À la maison, c’était donc un feu d’artifice de plats différents tous les jours, cuisinés par Maman. Un nuage noir, c’était le poisson que je n’aimais pas. Par ailleurs, je n’apprenais pas à faire la cuisine : l’important pour moi était plutôt la musique et mon travail d’enregistrement sur le magnétophone.

 

Maman savait ce que c’était que d’avoir déménagé, enfant, d’un pays à un autre. Elle nous abonna à des bandes dessinées norvégiennes, pour apprendre le norvégien, et aussi à des bd italiennes pour ne pas oublier l’italien (et le développer un peu). Chaque semaine nous nous jetions dessus pour les lire, les unes et les autres, les uns après les autres, les uns avec les autres. C’était un voyage dans le passé pour l’italien, et dans l’avenir pour le norvégien (nous n’avions jamais habité en Norvège, mais y habiterions un jour, selon mes parents).

 

Pour me faire connaître la Norvège, Maman m’aida un jour à mettre une annonce dans la bd norvégienne à laquelle nous étions abonnés. Cette annonce disait que je cherchais un ou une correspondant(e) en Norvège et que je serais heureuse d’échanger des lettres en norvégien avec des enfants de mon âge. Dans les semaines qui suivirent, des centaines de lettres arrivèrent tous les jours à la maison. Il fallut donner des cadeaux au pauvre facteur qui les apportait. Ce que Maman m’apprit alors, fut d’essayer de répondre à la plupart, en en choisissant quelques uns, ce qui était très difficile. Ainsi, par nécessité, des semaines et des heures durant, et les mois qui suivirent, j’appris à lire et à écrire concrètement le norvégien, avec l’aide de Maman. Dans presque toutes les enveloppes que je recevais étaient postées des photos d’enfants qui vivaient au nord du cercle polaire jusqu’aux fjords du sud-ouest, près de la frontière avec la Suède, dans des vallées, des grandes villes…. Maman cherchait avec moi où les enfants habitaient, expliquait les photos. J’appris qu’il y avait divers dialectes, qu’on écrivait à l’école avec des feutres orange ou avec des crayons de couleurs, chose inédite dans nos écoles françaises, que les enfants partaient parfois en vacances sur les îles Canaries ou à Majorque parce qu’il n’y avait pas assez de soleil, que tous faisaient du ski et du patinage à glace et que l’école finissait en fin de matinée. C’était un autre monde… un monde presque fantastique, que je ne comprenais pas très bien, mais qui existait,  loin de là.

 

D’un côté j’étais heureuse avec mon magnétophone, j’enregistrais ma voix pour améliorer ma façon de dire des poésies en classe, pour me souvenir de mots difficiles ainsi que des sons de musique et de la nature….  D’un autre côté, j’écrivais en norvégien avec l’aide de Maman, des lettres aux enfants norvégiens qui étaient devenus mes correspondants.

Et puis j’apprenais la musique et en jouais seule, dans ma chambre, c’était mon moment solitaire où je pouvais être moi sans parler toutes les langues.J’appris plus tard que nous utilisons toutes celles que nous parlons quand nous n’en parlons qu’une : le bagage devient plus lourd s’il y en a plusieurs, et il faut plus de temps pour avancer… La musique me permettait d’exprimer mes émotions intérieures, seule, sans avoir à penser à qui je devais parler quelle langue. Et puis, je chantais avec Papa, qui m’apprenait des chansons anciennes italiennes et anglaises. J’en chantai quelques unes dans mon magnétophone qui lui, me reliait à mon école et aux amis, dans mon entourage quotidien. Le magnétophone m’aidait peut-être aussi à amener chez moi, à la maison, le monde extérieur, que j’apprenais à connaître.

 

J’étais heureuse avec tous ces compartiments de la vie…. mais un autre petit nuage noir était présent aussi.

Maman n’aimait pas le climat humide et gris de Paris. Elle (et ma petite soeur) étaient souvent malades, toussaient, étaient enrhumées, et elle s’en plaignait. Elle n’aimait pas non plus certaines choses. Elle était d’ailleurs bien occupée avec nous quatre enfants qui étions immergés tous les jours dans la société de cette banlieue parisienne, entourés de beaucoup d’amis qui venaient maintenant jouer à la maison. Elle était aussi bien occupée à écouter nos chagrins et nos joies de vies qu’elle ne connaissait pas.

Quand elle disait que nous irions en Norvège, ‘notre pays’, à l’avenir, je ne l’écoutais que d’une oreille.

A presque 9 ans, j’acceptais sans penser ce que Maman disait. Et puis la Norvège, c’était le pays de son enfance à elle…

 

Paradoxalement, plus j’apprenais le français, plus je m’entendais parler comme les autres dans le magnétophone, plus je sentais que je commençais à créer un petit nid ici, dans cette nouvelle maison, parmi mes nouveaux amis. Le magnétophone, c’était un miroir de ma vie, un pont entre mes deux vies parallèles, celle de la maison et celle de l’extérieur de la maison.

Je sentais aussi que l’Italie était toujours mon pays, même si j’appartenais de plus en plus à la France.

Ma nounou italienne qui était restée avec nous à Rome, pendant mes 7 premières années me manquait. Mes amis romains, les persiennes entrouvertes, le soleil, les vignes, la pierre, les murs anciens, la terre, les cris et les rires, les senteurs et odeurs de la lessive et des pâtes me manquaient. Pourtant je demandais de moins en moins quand on rentrerait. Papa, lui, ne disait rien. Mes langues, elles, restaient et grandissaient avec moi.

 

Mes frères et soeur, et puis le chien

Mon père écrit ce qu’il voit que je ressens la première fois que je vois de la neige

Mon grand-frère et moi jouant sur la plage près de Rome

 

Beatrix Fife “Bix”
Beatrix Fife “Bix” プロフィール

Bix est née à Stockholm de parents norvégiens et italo-britanniques. Elle grandit à Rome jusqu’à l’âge de 7 ans, parlant 3 langues dès sa petite enfance, puis réside avec sa famille à Paris jusqu’à la fin du secondaire. Elle y étudie la flûte traversière.

Tout en faisant ensuite des études universitaires à Oslo, elle commence à étudier la peinture et à écrire des pièces de théâtre, activité par laquelle elle fera un stage de 6 mois au New Dramatists’ de New York en 1988.

Elle part étudier la peinture et le dessin à Oslo, puis à l’Académie des Beaux-Arts de Budapest. C’est après avoir reçu un prix dans une exposition de peinture en Autriche, qu’elle a l’occasion de partir au Japon en 1990. À Kyoto, elle étudie les arts traditionnels japonais, dont la calligraphie japonaise, dans l’atelier de Shingai Tanaka. En continuant sa peinture, elle développe la performance-art avec le philosophe Michael Lazarin et le musicien Mamoru Katagiri (Marki) et joue pour des troupes de danseurs de la région du Kansai. En 1999, elle part à Bruxelles et continue à exposer et à donner des concerts. Elle apprend la musique jazz à l’Académie de Musique de Bruxelles, crée le groupe electrop Bix Medard et fonde l’école Brussels Language Activities. Elle fait des études de Sciences du Langage et obtient un Master2 recherche à l’université de Franche-Comté en 2008, Besançon.

Bix réside depuis 2010 à Tokyo et se produit au Japon avec le duo de musique de composition Bix&Marki dans lequel elle chante, joue la flûte et les percussions, et écrit les paroles de toutes les chansons. Peintre, musicienne, chanteuse et linguiste, elle travaille la peinture et la musique, et est chargée de cours de français dans des universités, spécialisée en langues, art et dramatisation.