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CHAPITRE II L’ARRIVÉE EN FRANCE

Beatrix Fife “Bix”

2019.01.16

CHAPITRE  II     L’ARRIVÉE EN FRANCE

Nous sommes partis de Rome en voiture, pour nous installer à Paris.

Je gardais précieusement dans ma poche la pièce de 100 lires que Veronica m’avait donnée au cas où j’en aurais besoin. Le voyage dura deux jours.

 

A notre arrivée, il pleuvait à verse. C’était la fin d’après-midi et il faisait presque nuit. Nous étions tous assis dans l’auto. J’étais à l’arrière, sur la troisième banquette de la Peugeot. Je tenais le chat et une petite valise sur mes genoux. Entre mon petit frère et moi, il y avait un sac rempli de vêtements et à nos pieds, des sacs en plastique et une autre valise. Je vis par la vitre embuée des ruelles bordées d’arbres, des grandes maisons derrière d’immenses portails en fer, et des gens habillés de gris sous des parapluies noirs.

 

Enfin nous arrivâmes à notre nouvelle maison, notre quatrième.

Elle était grande, à briques rouges. Le grand portail noir était ouvert devant une pente raide qui descendait vers le garage, sous la maison. Le jardin noir et touffu semblait s’étendre derrière la maison. Il y avait beaucoup d’arbres. Je frissonnai. Il y en avait vraiment beaucoup.

 

Papa gara la voiture près du trottoir d’en face. Les essuie-glaces s’immobilisèrent.

Maman nous dit de rester calmes et de ne pas sortir. La pluie battait sur le toit et l’eau coulait sur les vitres d’une telle force et d’une telle quantité que l’on ne voyait presque plus rien.

Papa ouvrit la portière et se précipita dehors. Nous le vîmes courir vers la maison, monter les marches blanches jusqu’à la porte d’entrée, et disparaître à l’intérieur.

Les chiens gémissaient, je lâchai le chat qui me griffait. Maman cria à mon grand-frère de l’attraper.

Ma petite soeur criait. Elle était très petite à l’époque et elle commença à pleurer très fort dans le bruit de la pluie.

Tout à coup Papa passa la tête par la porte et nous fit signe. Nous sortîmes en courant de la voiture sous le parapluie que tenait Maman, puis montâmes les marches et entrâmes dans la maison vide.

De grandes salles sombres nous accueillirent. Des ampoules pendaient aux plafonds et mon grand frère les alluma une à une, en cherchant les interrupteurs.

Il y avait une dame à l’intérieur. Elle commença à nous parler dans une langue douce, un peu mystérieuse. Je ne comprenais pas, mais savais que c’était du français. Papa nous avait dit qu’on parlait français en France. C’était d’ailleurs la première fois aussi que j’entendais mes parents parler français, à part quand Papa avait parlé avec l’officier de la douane à la frontière, et que Maman avait demandé où étaient les toilettes dans la station-service. J’écoutai la dame en silence sans pouvoir lui répondre, mais parce que mes parents la parlaient, je sentis que cette langue, moi aussi, je la parlerais bientôt. Des mots veloutés et doux.

 

Je montai l’escalier derrière mon frère pour visiter toute la maison. En haut du deuxième étage, une porte était fermée à clé. Nous mîmes nos oreilles contre elle pour écouter. Etait-ce la pluie qui battait sur le toit ou bien des animaux ou des monstres, nous entendîmes des bruits étranges et prîmes peur tous les deux. En nous lançant dans l’escalier, nous rencontrâmes notre petit-frère qui montait après nous et qui, encore plus paniqué parce qu’il ne savait pas pourquoi, nous suivit en bas. Nous restâmes ensuite les uns collés aux autres dans l’une des salles où Maman sortait les sandwichs. C’est là que nous dormîmes, cette nuit-là, sur des matelas, les uns à côté des autres. Cette maison-là, dans laquelle nous n’habitâmes qu’un an, fut celle où j’eus le plus peur : peur de la mansarde fermée et des arbres du jardin. Peur aussi des maisons voisines, des rues vides, des grands portails. Peur aussi de ce nouveau monde où il n’y avait pas beaucoup de soleil, de rires, de douceur, d’anciennes ruines sur lesquelles s’asseoir, il n’y avait pas non plus l’odeur de la pasta de chez mon grand père. Il n’y avait pas non plus les vignes où on jouait à cache-cache, ni les groupes d’enfants, leurs cris et leurs rires.

C’était la banlieue. Je ne savais pas à l’époque qu’il y avait beaucoup de banlieues différentes, pour moi ce n’était qu’un nouveau monde appelé Paris, que j’apprendrais peut-être à connaître et à aimer. J’avais sept ans et demi. Il fallait garder la tête haute. Je pensai aux enfants dans la cour de mon école de Rome et à ma maîtresse, à mes petits amis, aux oiseaux qui chantaient très fort quand j’étais malade et que je les entendais derrière les persiennes vertes, laissées entrouvertes par Maman. Je pensai à tout l’amour que j’avais reçu là-bas. Et puis, en même temps que je découvrais ce nouveau lieu, je sentais que cette nouvelle maison était un refuge sur la longue route de la construction de mon identité norvégo-italo-anglaise, à travers cette nouvelle langue inconnue, le français.

 

Quelques images :

Notre première maison en France

 

Ma famille devant la maison

 

「Familien min i vaart nye hjem」(en norvégien) Ma famille devant notre nouvelle maison

 

Un de mes dessins

Beatrix Fife “Bix”
Beatrix Fife “Bix” プロフィール

Bix est née à Stockholm de parents norvégiens et italo-britanniques. Elle grandit à Rome jusqu’à l’âge de 7 ans, parlant 3 langues dès sa petite enfance, puis réside avec sa famille à Paris jusqu’à la fin du secondaire. Elle y étudie la flûte traversière.

Tout en faisant ensuite des études universitaires à Oslo, elle commence à étudier la peinture et à écrire des pièces de théâtre, activité par laquelle elle fera un stage de 6 mois au New Dramatists’ de New York en 1988.

Elle part étudier la peinture et le dessin à Oslo, puis à l’Académie des Beaux-Arts de Budapest. C’est après avoir reçu un prix dans une exposition de peinture en Autriche, qu’elle a l’occasion de partir au Japon en 1990. À Kyoto, elle étudie les arts traditionnels japonais, dont la calligraphie japonaise, dans l’atelier de Shingai Tanaka. En continuant sa peinture, elle développe la performance-art avec le philosophe Michael Lazarin et le musicien Mamoru Katagiri (Marki) et joue pour des troupes de danseurs de la région du Kansai. En 1999, elle part à Bruxelles et continue à exposer et à donner des concerts. Elle apprend la musique jazz à l’Académie de Musique de Bruxelles, crée le groupe electrop Bix Medard et fonde l’école Brussels Language Activities. Elle fait des études de Sciences du Langage et obtient un Master2 recherche à l’université de Franche-Comté en 2008, Besançon.

Bix réside depuis 2010 à Tokyo et se produit au Japon avec le duo de musique de composition Bix&Marki dans lequel elle chante, joue la flûte et les percussions, et écrit les paroles de toutes les chansons. Peintre, musicienne, chanteuse et linguiste, elle travaille la peinture et la musique, et est chargée de cours de français dans des universités, spécialisée en langues, art et dramatisation.